14
L’ENVOL
L’impatience d’Azcatchi fit beaucoup réfléchir Lycaon. Ce dernier aurait aimé attendre quelques années encore avant de rappeler dans son monde les enfants qu’il avait conçus avec des femmes d’Enkidiev, car il savait qu’ils étaient beaucoup plus influençables durant leur adolescence. À cette étape, ces trois oisillons seraient encore bien obéissants. Plus tard, il serait plus difficile de les arracher à leur vie de mortel. Toutefois, il lui fallait agir avant que son fils crave ne commette une erreur qui ferait échouer ses plans.
Lycaon avait donc discrètement demandé à son petit-fils Shvara, le busard cendré, et à Sparwari, l’épervier déifié par sa petite-fille Métarassou, de l’accompagner au sommet du plus haut volcan, sans leur dire qu’il avait l’intention de procéder à un rituel.
— Pourquoi sommes-nous ici, vénérable Lycaon ? demanda Sparwari en jetant un coup d’œil à la lave qui bouillonnait dans le cratère derrière eux.
— Vous n’avez rien à craindre, répondit le condor. Si je vous ai choisis, c’est que je peux vous faire confiance.
— Il s’agit donc d’une mission secrète, se réjouit Shvara.
— Pour le moment, mais si nous la réussissons, tous les falconidés en entendront bientôt parler.
— Qu’attendez-vous de nous ?
— Tu ne t’en souviens probablement plus, Sparwari, mais tous ceux qui ne sont pas nés rapaces doivent être aidés au moment de leur première transformation. Leur développement dépend ensuite de leur tempérament. Un jeune homme fougueux comme Fabian n’a mis que quelques jours à devenir un superbe milan royal, parce qu’il le désirait de tout son cœur.
— Je ne me suis métamorphosé qu’au bout de longs mois, fit remarquer l’épervier qui avait jadis été Sage d’Espérita.
— Vous avez donc l’intention de grossir nos rangs, comprit Shvara.
— Maintenant qu’Albalys est l’un des nôtres, je dois récupérer mes trois autres enfants.
« Lazuli n’est qu’un gamin », s’étonna intérieurement Sparwari.
— Sont-ils prêts à voler ? s’enquit le busard.
— Je ne le crois pas. C’est pour cette raison que vous allez m’assister. Une fois que j’aurai lancé l’enchantement du sommeil, nous devrons aller les chercher et les ramener sur cette corniche. Tu vois cette haute montagne au loin, Shvara ? Il y a une ferme à ses pieds, du côté du levant. Je ferai en sorte que mon oisillon quitte la maison de ses parents et qu’il s’éloigne sur la route. Tu n’auras qu’à le cueillir.
— Un jeu d’enfant, vénérable grand-papy.
— Combien de fois t’ai-je demandé de ne pas m’appeler ainsi ?
— Pardonnez-moi…
Lycaon se tourna ensuite vers l’épervier.
— Puisque tu connais déjà le château où habitent mes autres petits, je t’y suivrai.
Sage devinait déjà la réaction qu’aurait Kira en découvrant la disparition de son cadet, mais aucun dieu ailé ne pouvait s’opposer à la volonté de Lycaon.
— Avec plaisir, répondit-il en s’inclinant.
— Je vous conseille d’aller vous percher un peu plus bas, fit le condor.
Les jeunes rapaces lui obéirent aussitôt, puis levèrent la tête pour l’observer. Lycaon déploya ses ailes et planta solidement ses serres dans la pierre noire. Un halo argenté se forma graduellement autour de son corps tandis qu’il faisait appel à sa plus puissante magie. Il ne prononça aucune parole, ni dans la langue des hommes, ni dans celle des oiseaux, mais ses deux jeunes sujets sentirent la terrible énergie qui émanait de lui.
La nuit s’achevait à Enkidiev et Danalieth venait de faire réapparaître tous les Chevaliers dans leur royaume respectif. La plupart dormaient déjà, dont les parents de la petite Aurélys. Plutôt timide, car elle vivait seule avec Falcon et Wanda depuis sa naissance, la fillette était toujours sous le charme de sa rencontre avec les enfants de son âge qui vivaient au Château d’Émeraude. Couchée sur le dos dans sa chambre, elle regardait la lune par la fenêtre en se demandant si elle pourrait continuer de rendre visite à ses nouveaux amis.
Aurélys ressemblait beaucoup à sa mère, non seulement physiquement, mais aussi dans ses manières et ses aspirations. Elle n’avait aucune ambition de devenir soldat ou de développer les quelques facultés qu’elle sentait naître en elle. Le seul avenir qui l’intéressait, c’était de trouver un bon mari comme son père et d’avoir des enfants qu’elle pourrait chérir et dorloter. C’était pour cette raison qu’elle avait pris le temps de regarder les garçons de son âge pendant la grande fête donnée en l’honneur de Liam et de Mali. Il y en avait bien peu, mais ses yeux s’étaient arrêtés sur l’un des fils de Kira. Même si Lazuli était parfois abrupt avec les autres, elle s’était tout de suite sentie attirée par lui. Elle n’en avait parlé à personne, mais l’avait suivi partout jusqu’à ce que ses parents la rappellent auprès d’eux. « Se souviendra-t-il de moi dans six ans ? » soupira-t-elle intérieurement. Elle devait trouver une façon de le revoir…
La fillette allait fermer l’œil lorsque la maison se mit à frémir, comme si une rafale venait de traverser la prairie. Aurélys se redressa sur son lit, étonnée. Elle marcha jusqu’à sa fenêtre et regarda du côté des enclos. Les chevaux somnolaient, sans la moindre inquiétude. Même les branches des arbres étaient immobiles. Ce n’était donc pas le vent. Que venait-il de se passer ? Elle courut à la chambre de ses parents et secoua d’abord son père. Puisqu’elle ne parvenait pas à le réveiller, elle se tourna vers sa mère. Elle aussi dormait à poings fermés.
— Je vous en prie, réveillez-vous ! cria-t-elle.
Toutes ses tentatives pour les tirer du sommeil échouèrent. Pourtant, ni Wanda ni Falcon ne buvaient de vin. Ils ne pouvaient pas être ivres morts. Aurélys pensa alors à son frère Nartrach qui avait quitté la maison avec son dragon rouge. « C’est peut-être Nacarat qui vient d’atterrir dans la cour ? » songea-t-elle.
Rassurée par cette possibilité, la fillette ouvrit la porte et jeta un coup d’œil dehors. Le dragon n’y était pas. C’est alors qu’elle remarqua que la lune avait pris des proportions énormes ! Elle ressemblait à un grand disque lumineux qui éclairait toute la propriété de ses parents. « Est-elle en train de tomber du ciel ? » s’alarma-t-elle. Aurélys voulut faire demi-tour, mais ses jambes refusèrent de lui obéir. Elle était clouée sur place !
— Papa ! hurla-t-elle.
Un cri aigu lui glaça le sang. Sur la surface de la lune apparut un point noir qui se mit à grossir de plus en plus. Puis, deux ailes tendues se dessinèrent de chaque côté. « C’est un oiseau de nuit en train de chasser », se rassura l’enfant. Toutefois, plus il approchait, plus il prenait des proportions gigantesques. Lorsqu’il fut presque sur elle, la fillette constata qu’il était encore plus grand qu’un homme. Son plumage était argenté, mais ce n’était pas un hibou. Il ressemblait à un faucon et ses serres relevées devant lui allaient s’abattre sur elle d’un instant à l’autre.
— Non !
Incapable de bouger, Aurélys sentit les pattes de l’oiseau géant l’agripper sous les aisselles et la soulever dans les airs. Elle se tortilla pour se libérer sans se soucier que le busard prenait de l’altitude et que si elle lui échappait, elle risquait de se casser tous les os. Voyant qu’il perdait son emprise sur sa proie, Shvara décrivit une boucle en la laissant tomber et la saisit plutôt au milieu du corps. Étourdie, la petite vit la ferme de ses parents devenir rapidement minuscule. L’air devint plus froid et elle se mit à grelotter, puis, engourdie, elle ferma les yeux.
Au même moment, un condor et un épervier se posaient dans la grande cour du Château d’Émeraude. La magie de Lycaon ayant endormi tous les habitants d’Enkidiev, ils passèrent complètement inaperçus. Les sentinelles ronflaient, le dos appuyé contre les murailles et même les animaux dans les enclos ne réagirent pas à l’arrivée de ces terrifiants prédateurs.
— Va chercher le gerfaut, ordonna Lycaon.
Sparwari s’élança vers les étages supérieurs du palais. Il avait si souvent rendu visite à son fils depuis sa naissance qu’il savait exactement où le trouver. Il flaira les odeurs d’une grande fête et des images lui vinrent à l’esprit. Il revit des danseurs qui sautillaient en riant et, parmi eux, le visage souriant de Kira. Puis, arrivant de nulle part, un énorme dragon avait foncé sur lui et l’avait emporté. Sparwari planta fermement ses serres dans le rebord de la fenêtre pour reprendre son équilibre et secoua la tête. Il ne devait pas laisser ces souvenirs l’empêcher de trouver le bonheur dans sa nouvelle vie.
Les battants s’ouvrirent devant lui, grâce à la faculté qu’il possédait désormais d’influencer les objets qui l’entouraient. Il sauta sur le plancher et reprit son aspect humain. Puisqu’il était à demi oiseau, Lazuli n’avait pas été atteint par le sortilège de Lycaon. Contrairement aux habitants du château qui étaient tous prisonniers du sommeil, l’enfant était assis sur son lit, les yeux ouverts.
— Me reconnais-tu, Lazuli ?
— Tu es mon vrai père, murmura le garçon, visiblement effrayé.
— Tu ne dois pas avoir peur de moi.
— Pourquoi viens-tu toujours me voir en pleine nuit ?
— Parce que je ne veux pas indisposer le reste de ta famille.
— Est-ce vrai que tu as été le mari de ma mère ?
Sparwari s’accroupit aux pieds de son fils dont le visage était éclairé par les rayons de la lune qui pénétraient dans sa chambre.
— Oui, c’est vrai.
— Elle m’a dit qu’elle s’était remariée parce que tu étais mort. Est-ce que ça veut dire que tu es un fantôme ?
— J’aurais pu en devenir un, mais grâce à la bonté d’une déesse ailée, j’ai été sauvé. Ta mère et ses amis Chevaliers ont cru que j’avais péri aux portes du palais de l’Empereur Noir, alors ils m’ont abandonné. C’est à ce moment que Métarassou m’a emmené dans son monde pour faire de moi un dieu. Tu vas bientôt la rencontrer. C’est une femme extraordinaire que tu aimeras, toi aussi.
— Est-ce que je vais devenir un dieu ?
— Oui, mon fils. C’est ton destin.
Des larmes se mirent à couler sur les joues de Lazuli.
— Ne sois pas triste, Lazuli. Ce soir, tu vas effectuer ton premier vol.
— Mais je n’ai même pas d’ailes…
Sparwari lui prit les mains et le fit glisser jusqu’à lui. Il frotta doucement son dos.
— Que ressens-tu ?
— Seulement de la chaleur.
L’épervier poursuivit les mouvements circulaires jusqu’à ce que l’enfant prenne conscience de la transformation qui était sur le point de s’opérer dans son corps.
— On dirait que ça bouge sous ma peau, s’étonna-t-il.
— Ce sont tes ailes qui se forment. Nous devons partir, maintenant.
— Pour aller où ?
Sparwari le tira sur ses pieds et l’entraîna à travers les appartements de ses parents, puis dans le couloir des chambres royales.
— Pour aller rencontrer le chef de notre panthéon. Dans la réalité, il n’a aucun lien de sang avec toi, mais dans le cœur des rapaces, il est notre père à tous.
— Non… je veux rester avec maman…
Lazuli était très fort physiquement pour un garçon de son âge, mais il n’arrivait pas à rassembler suffisamment d’énergie pour résister à son père naturel. Il se laissait guider à travers le palais sans arriver à lui opposer la moindre résistance. Sparwari entra dans les quartiers du roi, qu’il traversa uniquement pour se rendre jusqu’au balcon qui surplombait la cour.
— Pourquoi sommes-nous venus jusqu’ici ? s’inquiéta l’enfant.
— Je craignais de te blesser en essayant de franchir la fenêtre de ta chambre avec toi.
— Je ne comprends pas…
Le visage, puis le corps de l’homme se couvrirent de plumes noires et blanches.
— Surtout, n’aie pas peur.
Il fit coucher Lazuli sur la pierre et plaça ses serres autour de son corps en faisant bien attention de ne pas le blesser, puis battit des ailes en s’élevant doucement dans les airs avant de filer en direction des volcans.
Quelques minutes plus tôt, à une cinquantaine de mètres à peine du balcon, un autre enlèvement avait eu lieu. Épuisée après les longues heures de réjouissance qui avaient suivi le mariage de Liam et Mali, Cyndelle s’était endormie en mettant la tête sur l’oreiller. Habituellement, elle ne se réveillait qu’au lever du soleil, mais cette nuit-là, elle ouvrit subitement les yeux, comme si un danger la guettait. Dans sa petite poitrine, son cœur battait la chamade. Puisqu’elle ne pensait jamais à elle-même en premier, elle se leva pour aller voir si son frère allait bien. Elrick dormait paisiblement.
Sur la pointe des pieds, elle se dirigea ensuite vers la chambre de ses parents. Motrison et Jahonne ne semblaient pas éprouver de difficultés non plus. C’est alors qu’elle entendit des hululements à l’extérieur. « Ce doit être ma petite chouette », se rassura-t-elle.
Pieds nus et ne portant que sa robe de nuit, la fillette à la peau grise et aux longs cheveux noirs ouvrit la porte de la maison et sortit dans la nuit. Quelle ne fut pas sa surprise de se retrouver devant un énorme condor, deux fois plus grand que son père. Effrayée, elle voulut reculer, mais ses muscles se figèrent.
— Je suis heureux de faire enfin ta connaissance, ma petite, lui dit Lycaon.
— Les oiseaux ne parlent pas et ils ne peuvent pas être de cette taille, répliqua Cyndelle. Je dois être en train de rêver.
— C’est ta courte existence parmi les humains qui fait partie de tes songes. Ta véritable vie est sur le point de commencer.
L’enfant voulut retourner dans la maison, mais ses pieds restèrent collés sur le sol.
— Viens avec moi.
Puisque cette situation ne pouvait pas être réelle dans l’esprit de Cyndelle, elle tendit la main au rapace en se demandant ce qui allait se passer. Le condor battit de ses longues ailes, faisant naître de petits tourbillons dans le sable. Il saisit la fillette au milieu du corps d’une seule patte et l’éleva vers le ciel. « Finalement, il n’est pas si grand que ça le château du Roi Onyx », se dit Cyndelle en le voyant rapetisser à vue d’œil. Ce n’est que lorsqu’elle sentit le vent glacé sur sa peau qu’elle se mit à douter de ses perceptions. « Il ne fait jamais froid dans mes rêves…» Elle tenta de se libérer des énormes doigts qui enserraient sa taille, en vain.
Il faisait très noir, car dans les villages, presque tous les feux étaient éteints. Au loin, toutefois, elle apercevait d’étranges lueurs rouges. N’ayant jamais vu les volcans dont lui parlaient Bridgess et Mali lors des leçons de géographie, elle ne pouvait pas se douter qu’il s’agissait de lave en fusion.
Lycaon la déposa finalement sur la corniche où un autre enfant en robe de nuit était assis en boule contre la pierre noire. Cyndelle s’approcha pour tenter de l’identifier dans l’obscurité.
Les deux fillettes ne s’étaient pas souvent rencontrées durant leur jeune vie, mais elles se reconnurent tout de suite.
— Aurélys ? s’étonna-t-elle. Comment se fait-il que tu sois dans mon rêve ?
— Nous ne sommes pas en train de dormir, Cyndelle. Nous avons été arrachées à nos familles par ces créatures qui ne veulent même pas nous dire ce qu’ils feront de nous.
— C’est moi qui ai demandé à Shvara de ne pas répondre à tes questions, précisa Lycaon.
— Vous êtes réels ? s’étrangla la petite fille à la peau grise.
Les rapaces tournèrent la tête en même temps vers l’ouest, comme s’ils avaient entendu quelque chose. De plus en plus inquiète, Cyndelle se blottit contre Aurélys pour se réconforter. Un troisième falconidé livra son butin sur la corniche.
— Lazuli ? Pas toi aussi ! s’exclama Cyndelle.
— Pourquoi êtes-vous ici ? voulut savoir le garçon, qui ne semblait nullement troublé par son rapt.
— Taisez-vous et écoutez-moi, ordonna Lycaon d’une voix forte.
Lazuli alla s’asseoir avec les fillettes et s’aperçut qu’elles tremblaient toutes les deux.
— Nous ne vous avons pas enlevés, poursuivit le condor. Nous vous avons repris, car vous appartenez à notre monde.
— Vous faites erreur, protesta Aurélys.
Constatant que son apparence intimidait ses petits, Lycaon se changea en un homme de forte stature aux longs cheveux noirs. Il était vêtu d’une tunique couverte de plumes noires et blanches.
— Est-ce mieux ainsi ?
— Mon père aussi fait la même chose, affirma Lazuli.
— Lassa ? s’affolèrent ses amies.
— Non, mon vrai père.
— Transformez-vous, ordonna Lycaon à l’épervier et au busard cendré qui l’accompagnaient.
Le premier se métamorphosa en un homme aux cheveux noirs et aux yeux aussi lumineux que la lune. Il portait une tunique et un pantalon de cuir noir.
— C’est lui ! indiqua Lazuli. Il s’appelle Sage d’Espérita.
— Plus maintenant, le reprit Lycaon.
Son deuxième acolyte devint un homme vêtu avec élégance. Il portait un pantalon gris et une redingote marron sur une chemise blanche à jabot. Un couvre-chef noir à large rebord coiffait son crâne chauve.
— Je vous présente Sparwari et Shvara.
— Et vous, comment vous appelez-vous ? s’enquit Lazuli qui ne semblait pas craindre ces curieux personnages.
— Je suis Lycaon, le chef de tous les dieux-falconidés.
— Vraiment ?
— Quels noms vos parents adoptifs vous ont-ils donnés ?
— Ce sont nos vrais parents ! protesta Aurélys.
Cyndelle ne disait rien. En raison de sa couleur inhabituelle, elle s’était souvent posé des questions sur ses origines.
— Je suis votre véritable père, jeunes filles, l’informa Lycaon.
— C’est impossible… suffoqua Aurélys.
— Moi, je sais que ça se peut, affirma Lazuli en croyant la rassurer. Ma mère ne me ment jamais et elle m’a dit que Sage était mon père.
— Sparwari, le corrigea l’épervier, d’une voix très douce. Répondez à la question du vénérable Lycaon.
— Je m’appelle Lazuli. Elle, c’est mon amie Cyndelle, et l’autre, c’est Aurélys. Je ne la vois pas très souvent.
— Ce sont de très beaux noms, apprécia le condor. Je crois bien que je vous les laisserai.
— Nous ne voulons pas aller vivre dans votre monde, l’avertit Aurélys, au bord des larmes.
— Lorsque tu l’auras vu, tu changeras d’avis, n’est-ce pas Sparwari ?
— C’est un univers couvert d’arbres géants et où nous pouvons voler sans le moindre souci.
Il n’allait certainement pas leur parler tout de suite de la menace que représentait Azcatchi. Ils apprendraient en temps utile à se méfier de lui.
— Je veux retourner chez moi, geignit Cyndelle.
— Laissez-moi vous prouver que vous n’êtes pas humains, fit Lycaon.
Il s’adressait aux enfants sur le même ton, sans manifester la moindre irritation devant leur incrédulité. Son assurance commença même à gagner le jeune Lazuli.
— Levez-vous.
Le garçon bondit aussitôt devant le chef du panthéon aviaire, tandis que les fillettes se contentèrent de secouer la tête en signe de refus.
— Ne m’obligez pas à utiliser ma magie sur vous.
Voyant qu’elles ne bougeaient pas, Sparwari alla s’accroupir devant elles.
— Cette nuit, vous avez la chance de vivre une belle aventure, comme en rêvent des milliers d’enfants. Il est impossible de savoir qu’on n’aimera pas quelque chose avant de l’avoir essayé.
Sa voix, caressante comme de la soie, sembla redonner du courage aux petites déesses.
— Si vous vous montrez obéissantes, je vous raconterai ce qui m’est arrivé.
Il les prit par la main et les amena devant le dieu suprême.
— Très bien… se réjouit ce dernier. Je vais vous aider à sortir de vos coquilles humaines et vous prouver que vous êtes les héritiers de mon royaume.
— Quelles coquilles ? demanda Lazuli en regardant autour de lui.
— C’est une façon de parler, expliqua Sparwari.
Il lui caressa la tête et reprit sa place à la droite de son chef, tandis que Shvara attendait à sa gauche. Le busard jeta un regard désapprobateur sur l’épervier, mais ne fit aucune remarque.
Lycaon commença par observer les enfants. Ils étaient tous les trois de la même taille, avaient les cheveux sombres et les yeux pâles. Seule Cyndelle avait le teint grisâtre.
— Nous allons maintenant voir à quoi vous ressemblez vraiment, annonça le condor.
Il écarta les bras, et ils devinrent aussi brillants que le soleil. Lazuli fut le premier à percevoir un changement profond en lui. Il eut l’impression que quelque chose courait sous sa peau. Quant à elle, Aurélys observait le dessus de ses mains. Ses doigts s’étaient joints et elle n’arrivait pas à les séparer. Cyndelle fut la seule à fermer les yeux et à analyser ce qu’elle ressentait à l’intérieur d’elle-même. Un haut-le-cœur lui fit perdre l’équilibre, mais elle ne s’effondra pas sur le sol, car Sparwari lui avait saisit un bras.
Lycaon fut plutôt découragé de constater que le duvet qui commençait à apparaître sur le corps de deux des jeunes dieux était blanc. Le seul de ses enfants qui avaient hérité de son noir plumage était malheureusement Azcatchi…
Un à un, les petits se métamorphosèrent. Lazuli devint un magnifique gerfaut immaculé à peine tacheté de noir sur la gorge, la poitrine et les plumes sus-alaires. Même son bec était entièrement blanc. Seules ses rémiges étaient striées de noir.
— Ouvre tes ailes, ordonna Lycaon.
Le gerfaut s’exécuta en poussant des cris perçants.
— Magnifique…
Pour le plus grand bonheur du condor, Aurélys se transforma en un aigle tout noir. Seul son bec et ses pattes étaient jaunes. Quant à Cyndelle, elle sembla avoir plus de difficulté que les autres à effectuer la transition vers son corps divin. Cela ne découragea pas le chef du panthéon, qui attendit patiemment que sa mutation soit terminée. Lorsqu’elle prit enfin sa forme d’effraie immaculée, Lycaon s’attendrit, car elle lui rappela Orlare, sa fille préférée. Au milieu de sa face en forme de cœur, on voyait à peine son petit bec noir. Ses yeux jaunes plutôt que noirs étaient cinq fois plus grands que ceux de Lazuli et d’Aurélys. Son corps tout comme ses plumes étaient parsemés de petites taches noires.
— Puisque vous avez tous vos plumes de vol, vous apprendrez cette nuit à vous en servir. Shvara, tu seras responsable d’Aurélys, et Sparwari, de Lazuli. Je m’occuperai de ma belle effraie. Ils ne pourront pas voler longtemps, alors restez près d’eux.
— Retournons-nous à Enlilkisar ? voulut savoir l’épervier.
— Non, car je crains qu’un certain crave ne prenne ombrage de l’arrivée dans notre monde de nouveaux héritiers. Demeurons de ce côté des volcans jusqu’à ce qu’ils puissent rester en vol pendant plusieurs heures. Pour éviter d’attirer l’attention des humains, ils s’exerceront uniquement la nuit et dormiront sur ces corniches.
Sparwari reprit sa forme d’épervier. Son fils gerfaut lui ressemblait beaucoup, sauf qu’il était plus blanc que lui. Il l’incita à battre de plus en plus rapidement des ailes jusqu’à ce qu’il s’élève doucement dans les airs, puis lui demanda de le suivre jusqu’à un autre pan rocheux, non loin. Il ne voulait surtout pas l’effrayer ou, pis encore, lui infliger des blessures qui auraient retardé ses progrès.
Plus expéditif, Shvara poussa tout simplement l’aigle noir dans le vide, en direction de la rivière qui coulait au pied des montagnes, et lui cria d’ouvrir les ailes. Aurélys sut donc planer avant d’apprendre à voler.
Débordant de tendresse pour la petite chouette, Lycaon commença, lui aussi, par lui faire battre des ailes. Il se changea en condor et la fit monter sur son dos, tout comme il l’avait fait pour Orlare, jadis. Il lui recommanda de se cramponner avec ses doigts griffus, puis prit son envol.
— Sens le vent sur tes plumes, Cyndelle. Il peut arriver de n’importe quelle direction. Tu dois l’utiliser à ton avantage afin de conserver tes forces. Ouvre les ailes et lorsque tu te sentiras prête, détache-toi de moi.
Jusqu’au lever du jour, les dieux ailés sillonnèrent le ciel au-dessus des Royaume de Jade, de Rubis et d’Opale. Épuisés, les oisillons s’entassèrent sur une corniche et s’endormirent. Lycaon s’allongea devant eux. Il ouvrit ses longues ailes pour les protéger du soleil et ordonna à Sparwari et à Shvara d’aller leur chercher de la nourriture.